mardi 27 mars 2018

Alyssia, ma femme (2)


Le samedi, elle s’est enfermée dans la salle de bains, dont elle est ressortie, près de deux heures plus tard, plus belle et désirable que jamais.
– Bon, ben j’y vais.
– À tout à l’heure.
– Je crois pas, non. Parce que c’est samedi. Et qu’on n’a encore jamais eu une nuit entière à nous deux, lui et moi. Jamais. Tu comprends ?
– File !
– Tu vas faire quoi, toi ?
– T’occupe ! File, j’te dis. Il va t’attendre.

J’ai ressorti nos photos. Celles du tout début. Arcachon. Quand ses cheveux lui tombaient encore sur les épaules. Qu’elle en était si fière. Qu’on passait des heures et des heures à arpenter la plage. Qu’on se faisait des orgies de moules et de coquillages.
D’autres. Notre installation dans le petit deux pièces du Vésinet. Un fichu rouge sur la tête, elle brandit un énorme pinceau face à l’objectif, hilare.
D’autres encore. Les Alpes de Haute-Provence. Notre période marche à pied. Levés aux aurores, on arpentait inlassablement tous les sentiers de la région. On s’endormait, le soir, épuisés, l’un contre l’autre.
L’Italie. Rome. L’Ardèche. Les châteaux de Louis II de Bavière. Des moments de bonheur partagé. De complicité inouïe.

J’ai dîné. Seul. Ils faisaient quoi, eux ? Ils étaient où ? Au restaurant, forcément. Ils mangeaient quoi ? Des ris de veau ? Oui, sûrement. Elle adorait ça. Et ils parlaient de quoi ? Est-ce qu’il lui tenait la main par-dessus la table ? Est-ce qu’ils allaient monter directement dans la chambre aussitôt leur dessert avalé ? Ou bien préférer s’offrir d’abord une petite promenade amoureuse, tendrement enlacés, dans la douceur du soir ?
Et là-haut ? Ils allaient l’assouvir comment leur désir ? Avec impatience ? Avec impétuosité ? Se jetant sur le lit comme des meurt-de-faim, à peine la porte refermée. Ou bien, au contraire, allaient-ils prendre tout leur temps ? Le cultiver ? Le porter à incandescence ? En retarder au maximum la délivrance ?
Des images s’esquissaient, prenaient forme, s’installaient. S’évaporaient. D’autres les remplaçaient, s’imposaient, disparaissaient à leur tour.
Quand je me suis réveillé, le lendemain matin, j’étais sur le canapé et il était dix heures.

Elle est rentrée en toute fin d’après-midi, m’a rapidement effleuré les lèvres, s’est engouffrée dans la salle de bains.
– J’arrive ! J’en ai pour deux minutes.
Elle en est presque aussitôt ressortie, nue, la mine défaite, une main posée à la base du cou.
– Mon médaillon, Alex ! Je l’ai perdu.
– Tu vas le retrouver.
– Il se sera détaché. Sans que je m’en aperçoive. Le médaillon de ma grand-mère ! J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Si je le retrouve pas… Alors là, si je le retrouve pas…
– Tu l’auras posé quelque part.
– Ah, mais oui ! Oui. Ça me revient maintenant. Sur la margelle du lavabo. On faisait les fous avec Benjamin. J’ai eu peur de l’abîmer et je l’ai enlevé. Pourvu que personne me l’ait chouré. J’appelle. Allô… Le petit castel ? Oui, bonjour. Alyssia Jamier. J’étais chez vous cette nuit. Chambre 122. Vous voyez ? Oui… J’ai égaré un bijou auquel je tiens beaucoup et je me demandais si par hasard… Ah, vous l’avez ! Non, non. Vous me le gardez. On revient ce week-end. Ça attendra bien jusque là. Merci. Vous aussi. À samedi. Ils l’ont. Je t’ai passé une de ces peurs, moi !

Elle est venue s’asseoir à mes côtés. A posé sa tête sur mon épaule, sa main sur ma cuisse. Est remontée. Plus haut.
– Tu veux ? T’as envie ?
Je l’ai doucement repoussée.
– Laisse tomber, va…
– Ah, mais non ! J’en étais sûre que t’allais réagir comme ça. Mais non ! Il y a pas de raison. C’est pas parce que moi… T’as le droit, toi aussi. Manquerait plus que ça !
Encore plus haut.
– Tu vois bien que t’as envie ! Tu bandes. Et pas qu’un peu ! Chuuut… Allez, laisse-moi faire…
En caresses douces. Enveloppantes.
– C’est pas parce que j’ai pas de plaisir avec toi que j’ai pas envie de t’en donner. Surtout maintenant. Allez, viens, va ! Et t’occupe pas de moi ! Que de toi. Juste de toi.
Elle m’a attiré contre elle. A résolument enfoui ma queue dans sa chatte, refermé les jambes, posé ses mains sur mes fesses.
C’est venu tout de suite. Sans que j’aie seulement pu esquisser quelques mouvements de va-et-vient.
Elle a ri.
– Eh, ben dis donc ! Tu vois bien qu’il fallait. Et puis maintenant que les choses ont le mérite d’être claires… Qu’est-ce qu’il y a ? T’en tires une tronche !
– En somme, tu me fais la charité, quoi !
– Tout de suite les grands mots. Je te fais pas la charité, Alex, non ! Ce qui m’était insupportable, ces derniers temps, c’était de simuler. De faire semblant d’éprouver ce que j’étais à cent mille lieues de ressentir. Mais dès l’instant où je ne m’y sens plus obligée et où je trouve pleinement ma satisfaction par ailleurs, je vois vraiment pas pourquoi je te mettrais au régime sec. À moins que toi, de ton côté, tu n’aies plus le moindre semblant de désir pour moi.
– Tu sais bien que non.
– Eh bien alors ! Il est où le problème ?
– Ça fait combien de temps ?
– Combien de temps que quoi ? Que ça m’est insupportable de jouer la comédie ? Depuis que je sais ce que c’est qu’un orgasme. Ce qui est tout récent. Grâce à Benjamin. Avant, je me posais pas de questions. Faire l’amour avec toi, c’était pas vraiment désagréable. C’était pas non plus vraiment agréable. Même si, quelquefois, j’approchais vaguement de quelque chose. Je te donnais pourtant l’impression de prendre mon pied ? Ben oui. Oui. Ça avait l’air de te faire tellement plaisir que je prenne des airs extasiés. Ça me coûtait pas grand-chose. Ça me coûtait rien. Et ça me permettait de me voiler la face. Mais dès l’instant où j’ai su… Tu peux pas imaginer quel humiliant calvaire ces dernières semaines ont été pour moi et quel soulagement j’ai éprouvé à pouvoir vider enfin mon sac. Ce dont je te sais infiniment gré. Il y a peu de types, je crois, capables de rendre de tels aveux possibles.
– Ce qui ne change pas grand-chose au problème de fond. À savoir que je me suis toujours montré incapable de te procurer du plaisir.
– T’as aucune espèce de raison de culpabiliser là-dessus. Je suis au moins autant responsable que toi de cette situation. Sinon plus. Parce que, quand on s’est rencontrés tous les deux, j’osais pas être femme moi non plus. Je m’en donnais pas le droit. Alors tomber sur quelqu’un comme toi, qui n’était pas vraiment homme, ça m’arrangeait plutôt. Ça m’entretenait dans l’illusion. Mais si j’étais femme ! Bien sûr que je l’étais ! Puisque j’étais en couple ! Puisque j’avais un mari avec qui je partageais mes nuits. Puisque c’est comme ça que tout le monde nous voyait… En réalité, j’étais à cent mille lieues de moi-même. Et à cent mille lieues de m’en douter. Il aura fallu…
– Benjamin.
– Benjamin, oui.


mardi 20 mars 2018

Alyssia, ma femme (1)


– Faut que je te parle, Alex. Faut vraiment que je te parle.
– Eh bien, je t’écoute…
Elle a éteint la télé, est venue s’asseoir, sur le canapé, à mes côtés, s’est éclairci la gorge.
– Tu sais que je t’aime. Que je tiens énormément à toi. Tu es quelqu’un avec qui il fait bon vivre. Partager le quotidien.
– Mais ?
– Mais… Oh, la la ! C’est vraiment pas facile.
– Jette-toi à l’eau !
– J’ai rien à te reprocher. Absolument rien. Sauf… que je m’éclate pas au lit avec toi. Que je me suis jamais vraiment éclatée.
– C’est pourtant pas l’impression que tu donnes.
– Je sais, oui. J’ai eu tort. J’aurais pas dû. Mais tu as tellement de qualités par ailleurs. Je voulais pas te faire de peine. Risquer de te perdre. Alors j’ai fait comme si. Et puis… ça avait pas tellement d’importance jusque là tout ça pour moi. C’était pas l’essentiel.
– Mais ça a fini par le devenir.
– Dans un sens, oui. Pas l’essentiel, non. Mais quelque chose d’important. Très.
– Et donc ?
– Ben, donc… Il y a eu quelqu’un.
– Il y a eu ou il y a ?
– Il y a… Il y a encore. Depuis quatre mois ça dure.
– Ah, quand même !
– J’ai cru que ce serait juste une passade comme ça. Mais non. Faut bien que je me rende à l’évidence. Non.
– Et tu veux qu’on se sépare…
– Oh, non. Non. J’ai pas dit ça. Je pourrais pas vivre sans toi.
– Et tu peux pas te passer de l’autre non plus. C’est bien ça ?
– Il y a des semaines et des semaines que je tourne en rond. Sans savoir ce que je peux faire. Ce que je dois faire. Plus ça va et moins j’y vois clair. Je suis complètement dans le brouillard.
– En somme, si je comprends bien, ce que tu attends de moi, c’est que je prenne une décision à ta place…
– C’est pas vraiment ça, non.
– Mais ça revient à ça.
– Je sais pas. Je sais plus. Je suis complètement perdue.

– Bon. Alors reprenons. Tout. Depuis le début. C’est qui ce type ? Je le connais ?
– Oh, non ! Non. Sur un forum je l’ai rencontré.
– Où tu t’es inscrite exprès pour ça.
– Je t’ai dit, Alex. J’ai trente-six ans. Et si je m’éclate pas maintenant…
– Vous vous rencontrez quand ?
– Il y a pas de cours de gym le mercredi soir. Ou du moins j’y vais pas. Ni de sorties avec Coralie le samedi…
– Je vois. Il est marié ?
– Oui.
– Et de son côté, avec sa femme, c’est pas ça qu’est ça non plus.
– C’est le moins qu’on puisse dire…
– Et vous n’envisagez pas…
– De ? Vivre ensemble ? Oui, ben alors là, sûrement pas ! Je t’ai dit : il a jamais été question de ça. Et quand bien même il voudrait, c’est moi qui voudrais pas. Je me fais pas d’illusions. Le quotidien, avec lui, serait complètement insupportable.
– En somme, c’est purement sexuel.
– Voilà, oui.
– Et si tu essayais de m’expliquer ce qui va pas, chez moi, de ce côté-là. C’est quoi ? Je m’y prends mal ?
– C’est pas ça, non.
– C’est quoi alors ?
– C’est… Tu vas te vexer.
– Je te jure que non.
– C’est tout un ensemble. C’est tout toi. Je me sens pas femme avec toi. Tu es gentil. Tu es doux, attentionné, caressant. J’apprécie. La plupart du temps, j’apprécie. Si, c’est vrai, tu sais. Seulement il y a quelque chose qui manque. Il y a des moments où j’ai besoin de me sentir femelle… Complètement femelle. Résolument femelle. Et ça, c’est pas une question de technique. Ou de bonne volonté. Ou de quoi que ce soit d’autre. Il peut bien faire tout ce qu’il veut, le type. Il en est pas maître. Ça se commande pas. C’est en lui. Ou ça l’est pas. Tu comprends ?
– Oh, que oui ! On pourrait difficilement être plus clair.
– T’es pas fâché ?
– Je suis pas fâché, non. Bien sûr que non.

– Tu dors pas ?
– Non. Je réfléchis.
– À quoi ?
– À tout à l’heure. À ce que tu m’as dit.
– Et alors ?
– Et alors… Pourquoi tu m’en parles maintenant de tout ça ? T’étais pas obligée. Je me doutais de rien. Tu jouais sur du velours. Ça aurait pu continuer comme ça pendant des mois et des mois. Sans que je m’en aperçoive. Alors pourquoi ?
– J’étais trop mal. Toujours mentir. Être fausse. Il arrive un moment où c’est insupportable. Où il faut absolument crever l’abcès. Quoi qu’il arrive. Quoi qu’il doive se passer.
– Oui, oh ! Tu prenais pas de gros risques. Tu savais très bien que, de toute façon, je ne te quitterais pas. Que j’en suis totalement incapable. Je tiens beaucoup trop à toi. Tu savais aussi qu’en me présentant les choses comme tu me les as présentées – en pointant du doigt mes insuffisances – je n’aurais pas d’autre solution, une fois au courant, que de te laisser le champ libre. Tu gagnais sur les deux tableaux : tu te déculpabilisais et tu avais les coudées franches pour aller le retrouver toutes les fois que l’envie t’en prendrait. Non, c’est pas ça ?
– Je sais pas, Alex. Peut-être un peu, si.
– Vis ce que t’as à vivre, Alyssia. Vis-le pleinement. Sans t’encombrer d’interrogations et de scrupules superflus. Plus tu te sentiras épanouie, comblée, heureuse et plus je le serai, moi aussi, par ricochet, de mon côté. Tu comprends ?
Elle s’est blottie contre moi dans l’obscurité…
– Tu es quelqu’un d’exceptionnel, Alex. Si, c’est vrai, tu sais…